Dépression au-dessus d'un jardin anglais

On dit qu'il ne faut pas écrire sous le coup de la colère... Et quand s'y ajoute la tristesse ?
Le vote britannique favorable au "Leave" lors du référendum sur l'appartenance du Royaume-Uni à l'Union Européenne (UE) m'a déprimé comme la plupart des réactions qui ont suivi. Il faudra sans doute beaucoup de temps pour comprendre les ressorts d'une telle décision collective et pour en mesurer les conséquences (que ce soit d'ailleurs pour identifier ce qui va se jouer lors la procédure de sortie comme pour en saisir les effets concrets pour l'UE comme pour la Grande-Bretagne). J'ai juste envie de pointer pour aujourd'hui quelques éléments qui me paraissent importants comme politiste, citoyen et anglophile.
Il me semble que ce référendum marque d'abord la défaite des élites politiques de tous bords et de toutes nations ou niveaux de gouvernement. Une prime à David Cameron, qui s'est lancé dans une fuite en avant motivée par la crainte de perdre son siège de Premier ministre (avec réussite...) en tâchant de circonscrire (avec réussite...) la montée des eurosceptiques au sein de son parti comme en-dehors (le parti pour l'indépendance du Royaume-Uni, UKIP, était arrivé en tête lors des élections européennes de 2014). Après avoir joué les matamores lors de négociations minables avec l'UE et après avoir fait de l'UE, comme beaucoup, un bouc émissaire idéal pendant des années, le voilà qui se lance maladroitement dans une campagne pro-européenne... Le résultat négatif n'est pas seulement le coup d'arrêt probable de sa carrière politique mais relance les demandes d'indépendance de l’Écosse et fragilise le processus de paix en Irlande du Nord en rétablissant de fait des frontières entre la province britannique et l'Eire. Comme l'ont sobrement indiqué plusieurs personnalités britanniques, Cameron pourrait rester dans l'histoire comme l'un des fossoyeurs de deux unions politiques.
Cette campagne a également illustré la démagogie sans bornes et le cynisme sans scrupules de plusieurs acteurs politiques qui ont joué avec les peurs collectives comme de véritables apprentis-sorciers. Nigel Farage, le leader du parti UKIP, a reconnu aujourd'hui avoir exagéré les sommes versées par la Grande-Bretagne à l'UE, tandis que la révélation faite par Boris Johnson selon laquelle il aurait hésité jusqu'au dernier moment entre un communiqué de presse favorable au "Leave" et un autre favorable au "Remain" a de quoi plonger n'importe quelle personne normalement constituée dans un état de durable sidération. Les intérêts électoraux immédiats, l'absence à peu près totale de conscience historique et la faiblesse des principes et armatures idéologiques ne sont pas les attributs exclusifs de ces "leaders" britanniques, mais sont assez largement partagées avec les responsables communautaires et la plupart des chefs d’État et de gouvernement. On peut pointer l'indifférence à peine polie que la plupart d'entre eux ont manifesté à l'égard de la campagne britannique, sans doute liée pour partie à la peur que la moindre intervention dans un débat qui engageait plus que le seul avenir britannique ne donne des effets négatifs. A cela s'ajoute le sentiment récurrent non seulement d'une incapacité durable à décider collectivement, mais également à tracer des perspectives à l'Union Européenne qui ne soient pas purement économiques et comptables.
Ce qui conduit à pointer une autre faillite, celle du projet européen tel qu'il est conduit depuis plusieurs années. Je sais les réserves de certains commentateurs, y compris parmi mes collègues, à revenir sans cesse sur l'idée que l'Europe est d'abord un processus justifié et poursuivi pour garantir la paix sur un continent où les conflits les plus sanglants se sont multipliés. Je suis intimement convaincu comme l'était François Mitterrand en janvier 1995 à l'occasion de l'un de ses derniers discours publics devant le Parlement européen qu'il faut sans cesse rappeler cette idée : "Ce que je vous demande là est presque impossible, car il faut vaincre notre histoire et pourtant si on ne la vainc pas, il faut savoir qu'une règle s'imposera, mesdames et messieurs : le nationalisme, c'est la guerre. La guerre ce n'est pas seulement le passé, cela peut être notre avenir, et c'est vous, mesdames et messieurs les députés, qui êtes désormais les gardiens de notre paix, de notre sécurité et de cet avenir". Et les études menées par les politistes sur les processus de consolidation démocratique en Europe, qui montrent que les régimes les plus durablement consolidés sont ceux qui ont intégré l'UE, cette intégration permettant de sur-déterminer les conflits internes et d'intégrer d'autres valeurs ou intérêts, sont assez consistantes de mon point de vue pour soutenir par un point de vue académique cette conviction idéologique.
Alors, il est vrai que le processus européen, comme toute dynamique politique, n'a jamais été dénué de faiblesses et d'ambiguïtés. Il est vrai que son schéma institutionnel actuel comme ses orientations majoritairement ordo-libérales sont des mécanismes délétères par bien des aspects. Simplement, avant de jouer avec un processus qui reste avant tout politique et l'une des idées les plus novatrices et civilisatrices (au sens propre) que l'humanité ait jamais produite, il me semble que les acteurs comme les analystes politiques feraient bien de réfléchir à deux fois.
De la même façon, je renverrais dos à dos ceux qui blâment les électeurs britanniques comme incompétents et manipulés et ceux qui voient dans le suffrage universel et le principe majoritaire le noyau dur de toute démocratie authentique. Pour ce qui concerne les motivations des Britanniques, elles sont plurielles et complexes, et il faudra sur ce point en particulier attendre de voir de manière plus fine, par des enquêtes qualitatives et quantitatives, ce qui a pu conduire les citoyens à se détourner, pour près de 52 % d'entre eux, du projet européen. Les cartes donnent déjà des indications brutes (régions rurales et périphéries industrielles sinistrées pour le "Leave", centres urbains dynamiques pour le "Remain"), mais les études montrent aussi que les raisonnements des électeurs sont souvent plus informés et sophistiqués que certains voudraient le croire. Inversement, je suis surpris par les réactions qui voient dans le référendum un précipité démocratique. C'est oublier que la démocratie consolidée peut s’accommoder d'autres modes de votation ou de légitimation des décisions collectives et qu'elle ne se conçoit pas sans État de droit, alternance politique et respect des positions ou identités minoritaires. S'appuyer sur le référendum pour rejouer "le peuple contre les gros" est un argument typiquement populiste manipulé par certains avec aussi peu de précaution que ne l'a été la procédure référendaire par Cameron.
Bon, en même temps, tout cela a l'air de ne pas être totalement terminé... Le refus de Cameron d'activer l'article 50 des traités européens, qui seul ouvre la procédure de sortie de l'UE, n'est pas seulement une bombe à retardement pour son successeur, mais c'est également une nouvelle contrainte (ou ressource ?) pour les acteurs européens. Les mois à venir vont être sans doute tout à la fois inquiétants et intéressants, pas seulement d'ailleurs parce que ce référendum pourrait (victime collatérale) invalider l'une des théories les plus anciennes de l'intégration européenne, le néo-fonctionnalisme ou néo-fédéralisme, qui voyait dans l'UE une dynamique continue et irréversible d'approfondissement et d'intégration.
On l'aura compris, mes réactions ou esquisses d'analyse sont aussi celles d'un citoyen qui croît toujours dans la nécessité et la légitimité d'un processus d’intégration en Europe, même si ses formes, son rythme et son contenu peuvent et doivent faire l'objet de controverses et de débats qui seuls peuvent nourrir et dynamiser sans cesse ce projet politique. Mais, de façon (encore) un peu plus personnelle, je dois dire que ce référendum a aussi déçu et blessé ce qu'il y a d'anglais en moi. La consultation, même très partielle, de ce blog à éclipses suffira à prouver que mes références personnelles sont souvent associées à la Grande-Bretagne par la musique, le cinéma, la littérature, les villes, le foot, bref... La découverte de The Clash (à mes yeux, "Should I Stay or Should I go" n'appelait pas de réponse...), les albums fébrilement achetés aux Puces des Smiths ou des Pale Fountains, les apparitions récentes de Foals ou d'Alt-J, les dribbles de George Best, les victoires en coupe d'Europe de Nottingham Forest (Trevor Francis, joueur incroyable), le public de Liverpool ou West Ham, les livres de Jonathan Coe, les Monty Python, Ken Loach, bref... Quelques semaines avant le Brexit, il y avait eu le dernier album de Radiohead. Tell me why ?


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