Nixon et l'élastique

La rentrée... Je déteste toujours autant ça...
Il y a quelques mois, j'ai eu l'occasion de participer à un colloque organisé à Londres sur la première année au pouvoir de Nicolas Sarkozy. J'avais pour tâche d'examiner les premières réformes entreprises et de voir dans quelle mesure la "rupture" annoncée était bien présente dans les politiques publiques. Plutôt que de faire un bilan prématuré, j'avais alors pris le parti de tester une série de notions héritées de travaux sur la présidence américaine pour tenter de caractériser la forme de leadership du nouveau président français sur l'action publique. Un ouvrage en particulier, celui de Stephen Skowronek, The Politics the Presidents Make, me servit de cadre de référence. Dans cette étude qui couvre l'ensemble des présidents américains, Skowronek défend l'idée que la capacité d'action du président et l'image qu'il laisse dans l'histoire politique sont liées à plusieurs séries de facteurs : d'abord, la position revendiquée par le titulaire de la Maison Blanche, Skowronek estimant que deux modalités sont possibles, à savoir se présenter comme un héritier ou revendiquer une rupture par rapport aux expériences passées ; ensuite, l'état relatif des politiques publiques et des acteurs politiques et sociaux, qui peuvent constituer autant de soutiens ou de facteurs de contrainte à l'action de l'administration présidentielle. Deux dimensions, deux pôles dans chacune, il en résulte logiquement pour Skowronek l'existence de quatre formes principales de leadership présidentiel, auxquelles les présidents successifs se conforment assez largement. Je laisse de côté le détail de ces catégories, ainsi que le problème de la transposition d'un tel modèle pour la présidence française, car il faudrait être plus précis sur les limites d'un tel usage sur le système politique français. Il n'en reste pas moins que cet exercice de style présentait l'intérêt de fournir deux catégories qui se prêtent assez bien au profil de l'actuel président français. Une fois (assez aisément...) admis que Nicolas Sarkozy se présente comme un acteur en rupture avec le passé plutôt qu'un héritier, deux formes de leadership pourraient en effet lui convenir : la figure du "reconstructeur", caractéristique par exemple de Franklin Roosevelt, à savoir un président qui annonce la rupture face à un système politique et une société dominés par les conflits et l'incertitude, ce qui permet au président de se présenter comme l'artisan de la reconstruction de la stabilité politique et sociale ; le "leadership préemptif", par lequel le président tend à vouloir brouiller les repères idéologiques et les cadres institutionnels habituels, quitte à forcer les réformes et à donner l'image d'une certaine incohérence, comme ce fut le cas de Nixon. Il est encore trop tôt pour se prononcer sur le leadership de Sarkozy, et ces catégories d'analyse ne sont encore une fois sans doute que partiellement pertinentes, mais l'actualité confirme mon intuition exprimée lors de ce colloque : dans la période contemporaine, le président américain dont Nicolas Sarkozy paraît le plus proche est Richard Nixon. Même volonté en effet d'occuper l'ensemble de l'espace politique en récusant les lignes de fracture habituelles au nom de la modernité et/ou du pragmatisme ; même gestion centralisée et personnalisée du pouvoir, qui passe notamment par la mise en place de conseillers spéciaux ou la mise en avant de certains responsables ministériels ; même souci de contrôle des appareils partisans, des espaces institutionnels et des opposants éventuels. 
L'annonce récente de la mise en place du Revenu de Solidarité Active (RSA) est typique de ce point de vue. Valorisation d'un acteur initialement classé à gauche, Martin Hirsch ; affirmation de l'indépendance d'esprit du président à l'égard de son propre camp avec la décision de financer le dispositif par une taxe sur certains revenus patrimoniaux ; dénigrement des partenaires sociaux et de l'opposition pour ne pas avoir eu le même courage politique ; usage des leviers institutionnels et médiatiques à disposition pour "forcer" la décision. Le dispositif en lui-même est contestable (Cf. par exemple l'article de Thomas Piketty dans Libération du 2 septembre). Des études menées sur d'autres dispositifs analogues ont par ailleurs montré que l'ajout d'un tel mécanisme aux programmes existants, plutôt qu'une rationalisation de l'ensemble des prestations sociales, donne des résultats contrastés. Mais ce qui m'intéresse ici, c'est qu'il s'agit d'une nouvelle preuve de l'élasticité du leadership préemptif de Nicolas Sarkozy.
Face à cette décision, le silence de l'opposition et notamment du Parti socialiste, est simplement stupéfiant. Les rares réactions ont été plutôt embarrassées et vite noyées par les débats (???) de La Rochelle. La crise de leadership, associée à la faillite organisationnelle et aux errements idéologiques, sont autant d'indices presque caricaturaux de la déshérence de la gauche française. Pourtant, au-delà même du fond, il y aurait une stratégie simple à utiliser consistant à tirer sur l'élastique pour rendre intenable la position occupée par Sarkozy en exacerbant les incompréhensions dans son propre camp. Il faudrait se féliciter de la mise en place du dispositif, tout en dénonçant l'empilement des mesures et l'absence de mécanismes d'accompagnement, qui peuvent seuls permettre un retour durable à l'emploi. Puisque les lignes se déplacent, il faut les retracer et mettre en lumière les incohérences et les faiblesses de la position adverse. Il faut tirer sur l'élastique jusqu'à le faire céder.

Commentaires

Dorian a dit…
Je partage tout à fait votre analyse et point de vue sur le "leadership" et le "RSA" (encore un acronyme !).
Cela m'apporte quelques éclairsissements car j'envisage, en cette 3ème année section Politique, de réaliser mon Mémoire sur "les mises en scène du politique" depuis l'élection de N. Sarkozy (continuités, ruptures, symbolique ...).
Dommage que vous ne soyez plus des notres à l'IEP de Grenoble, vos enseignements et conseils m'auraient très certainement été utiles ... .
En tout cas, je vous souhaite une excellente année Universitaire, ainsi qu'une très bonne rentrée.
Bien cordialement,

Dorian Roque
Anonyme a dit…
Bonne analyse, M. Surel. Par contre, vous n'avez pas mencionné le role du Parti Democrate dans les années soixante. Et c'est la-bas que les comparaisons s'arretent. Car, a l'epoque, l'opposition et la division idéologique etait a l'ordre du jour aux Etats Unis (je vous rappelle que les "culture wars" qu'on voit aujourd'hui sont nées, dans une grande partie, dans les années 60).
A partir de ce constat, les ressemblances entre Sarkozy et Nixon s'arretent: Sarkozy, suivant une loi de la physique, cherche a occuper la place que les Socialistes (qui ne trouvent pas leur place dans la modernité et qui se déchirent dans leurs guerres internes) ont laissé dans le débat publique. Nixon, par contre, etait en pleine guerre idéologuique.
Sachant que les motivations des deux présidents sont différents, on doit admettre que leur "hyperactivité" est différente aussi. Tandis que Nixon s'entrenchait dans des politiques publiques bien définies et meme radicales, Sarkozy cherche a remplir le vide des propositions politiques prennant des idées de tous les courants politiques (vous imaginez un parti de droite moderne qui propose une mesure comme le RSA hors une grande crise politique ou economique?).
Si j'etais obligé de suivre votre analyse et de trouver un président que l'on peut comparer avec M Sarkozy, je prendrait M Kirchner, l'ancien président de l'Argentine: les deux personnages sont "obligés" de prendre des idées et des propositions de leurs adversaires parce que le vide dans le debat publiqe est incontestable.
Certes, le descredit du Parti Radical en Argentine n'a rien a voir avec la situation actuelle du Parti Socialiste francais (voila pour quoi je ne suis pas convaincu de suivre votre point de depart théorique), mais le point de départ (un parti d'opposition affaibli qui a perdu toutes ses idées car le président les a prises) est comparable.
Cordialement,
Un ancien eleve du cours de politique comparé
Anonyme a dit…
Bonne analyse qui est d'autant plus troublante que Nixon, si je me trompes, ouvre un cycle nouveau dans la politique américaine dont nous ne sommes pas sortis. Tu proposes en gros à l'opposition d'utiliser le principe de base du judo, retourner la force de l'adversaire contre lui. Ce n'est pas sorcier effectivement, mais le vrai mystère, c'est la capacité, qui confine à l'irrationnel, de l'opposition (?) socialiste (???) à ne pas utiliser les occasions offertes. On va bientôt être obligé de faire du Jean Dutourd... aprés la "droite la plus bête du monde", nous avons la version de gauche du phénomène.
Yves Surel a dit…
Merci pour tous ces commentaires. L'analogie n'est pas l'analyse et les circonstances sont effectivement différentes entre Nixon et Sarkozy. Il y a pourtant des "lignes de pente" ou des facteurs contextuels qui sont assez similaires.
Pour Dorian, n'hésitez pas à me faire part de vos avancées sur le mémoire, car ce que vous souhaitez faire est une dimension trop souvent négligée des travaux sur les leaders contemporains (je ne parle pas de socio-histoire...).
Pour Francisco, objections presque retenues. Je ne crois pas cependant que la "radicalité" de Nixon était si forte. Il y avait juste une tension importante entre ses options stratégiques en relations internationales, plutôt audacieuses, et beaucoup plus de flottement sur les politiques domestiques. En tout cas, la question de leadership présidentiel dans les régimes latino-américains est à l'évidence un champ fertile.
Pour Christophe B., plus productif que moi (au moins sur les blogs...), oui, l'état de la gauche est sidérant. L'obstination des uns et des autres à nier l'exigence d'un leadership est une forme collective d'irrationalité assez inouïe. Le recul de Royal et les hésitations de Martine Aubry sont les derniers indices de la crise de parti. Quand la loi d'airain de l'oligarchie tue l'organisation partisane...

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