Action collective, de la théorie à la pratique ?

Pétition, manifestations, grève, rétention de notes, création de groupes sur Facebook, sites ou blogs dédiés (notamment celui-ci), les enseignants-chercheurs, dont je suis, sont mobilisés contre la réforme en cours de leur statut. Les deux points souvent cités de la controverse : les modes d'évaluation et la modulation des services, dont les nouvelles modalités entameraient profondément le principe d'indépendance des universitaires, sans garantie aucune d'équité sur l'évolution de la carrière comme sur la définition du contenu des fonctions exercées (un surcroît d'enseignement comme sanction de "mauvaises" recherches ???).
Valérie Pécresse, ministre de l'Enseignement supérieur, a raison de dire que ce texte est dans la continuité de la loi LRU, mais peut-être pas pour les raisons énoncées. C'est un texte qui frappe par son imprécision, à l'exception une nouvelle fois du renforcement des pouvoirs du président d'université, et par l'absence de principes directeurs (si l'on excepte une durable brutalité mâtinée de mépris). Un collègue de Paris 2, lors d'une récente réunion au sein d'une université pourtant peu rebelle, a bien synthétisé une partie du problème induit par ce flou de la LRU et de ses premiers décrets d'application, en estimant qu'un texte de loi ou qu'une disposition réglementaire ne pouvait dépendre de la vertu de ceux qui seront chargés de l'appliquer.
On peut y ajouter le fait que ce texte repose, comme souvent, sur des prémisses et des modèles erronés. La référence circulaire au modèle américain atteste de la méconnaissance profonde des rédacteurs de la réforme quant aux mécanismes internes de fonctionnement des universités américaines (sans parler de leur méconnaissance de l'université française...). Quantitativement plus importantes, souvent très fortement liées au contexte socio-économico-politique des villes et/ou des Etats où elles se situent, les facs américaines ont des moyens incomparablement supérieurs à ceux des établissements français. Et surtout, (si l'on use d'une analyse organisationnelle de comptoir...) comme la plupart des autres institutions américaines, elles sont fondées sur le double principe de partage et d'équilibre des pouvoirs : les enseignants-chercheurs y ont un pouvoir de décision sur les affaires académiques, voire même sur la gestion de l'université, sans commune mesure avec ce qui est pratiqué en France, sans parler de ce qu'impliquent les textes actuellement en discussion. Il y a quelques années, la mobilisation de la plupart des départements universitaires d'Harvard avait ainsi conduit au départ de son président de l'époque, Lawrence Summers (qui vient d'intégrer l'administration Obama). Autre illusion de la réforme en cours, celle de créer, par le regroupement des entités existantes, des universités plus vastes, dont la masse critique leur permettrait de figurer dans le classement de Shangaï (où l'on voit les défauts de la constitution d'un indice quantitatif et de l'usage dominant du critère des publications).
Cette réforme nourrit en tout cas colère, inquiétude et découragement chez bon nombre d'universitaires, comme par exemple dans cette réaction de Danièle Hervieu-Léger (découragement qui tient peut-être pour partie à l'absence d'informations fiables dans les médias, Cf. les critiques fondées de deux collègues, Christophe Bouillaud et Laurent Bouvet sur les papiers stupéfiants de la journaliste du Monde, Catherine Rollot) .
Comme dans toute action collective cependant, les motivations et les intérêts sont divers, plus ou moins bien articulés par les causes communes. Valérie Pécresse n'a pas tort de dire que l'autonomie est acceptée par bon nombre d'acteurs académiques, comme le principe de l'évaluation d'ailleurs, qui est au cœur de notre activité comme le montre bien Frédérique Matonti, contrairement à ce que certains peuvent avancer (Cf. les propos de Christophe Barbier sur LCI, qui atteignent un niveau de bêtise seulement battu ces derniers jours par l'incontournable Frédéric Lefebvre). Certains acteurs mobilisés ont peut-être la volonté de rejouer d'autres épisodes antérieurs, mais j'avoue en douter pour la plupart des collègues que je lis ou entends sur cette question, et c'est là une stratégie assez banale de division de la mobilisation tentée par le gouvernement. Il me semble au contraire que la volonté de négociation et le sens même de leurs fonctions sont au principe de l'engagement de la plupart des enseignants-chercheurs et des présidents d'université mobilisés (Cf. par exemple, Pascal Binczak, président de l'Université Paris VIII dans Libération aujourd'hui). Voilà une façon comme une autre en tout cas de tester empiriquement ce que nous savons de l'action collective et de l'analyse des politiques publiques.

Commentaires

Anonyme a dit…
Cher Yves, tu as entièrement raison : c'est un festival qui part d'horizons très divers. Je suis moi-même de plus en plus étonné des déclarations des uns et des autres. Qui reste franchement du côté des projets gouvernementaux?
Anonyme a dit…
Quelle est l'état de la mobilisation à Paris 2? (qui, comme vous l'avez dit, n'est pas vraiment une fac contestataire). Dans la continuité de votre analyse sur le décret, êtes vous vous-même mobilisé?
Yves Surel a dit…
La rétention des notes a été votée la semaine passée à Paris 2 et la grève est envisagée en cas de maintien du décret en l'état ou dans sa version remaniée. Un article publié collectivement dans un quotidien est l'autre action envisagée, l'espace publicitaire étant payé par l'équivalent d'une retenue de traitement pour une journée de grève. Je suis en accord avec ces décisions et j'applique la rétention des notes, même si j'aurais préféré que la grève soit votée dès la semaine passée et que Paris 2 s'associe explicitement à la coordination universitaire mise en place, ce qui n'est pas le cas pour l'instant, même si la mobilisation est inédite. Je viens d'arriver à Paris 2, où j'assiste à des réunions d'enseignants, après avoir vu s'accumuler les AG d'étudiants à l'IEP de Grenoble. Comme quoi... Bon, on en est pas non plus à occuper Assas avec les Chamallows passés au Barbecue dans les jardins du Luxembourg, mais sait-on jamais...
Anonyme a dit…
Bonjour,

Un article vient de paraitre dans le Figaro qui vise manifestement à salir la profession.

Serait il possible que les enseignants chercheurs y réagissent d'une manière ou d'une autre?

S'appuyant sur une étude du MSTP...Le Figaro constate en gros que les enseignants chercheurs sont de gros fainéants, qui ne font rien de leur journée...

A +

Seb

http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2009/02/12/01016-20090212ARTFIG00012-un-quart-des-enseignants-chercheurs-ne-publient-pas-.php
Yves Surel a dit…
Merci à Seb pour la référence. Sur l'article du Figaro, deux choses.
1. Sur le papier lui-même, rien de bien nouveau. Nous avons tous l'expérience pratique de ce que désigne les chiffres : il y a bien une minorité d'enseignants-chercheurs qui publie peu ou pas du tout. Ce qui ne signifie pas que ce ne sont pas, au moins pour certains d'entre eux, de bons enseignants ou des gestionnaires avisés de projets ou de centres de recherche. C'est juste une nouvelle preuve que le critère unique des publications ne sert pas à grand-chose s'il n'est pas associé à une réflexion qualitative sur le contenu des papiers et si d'autres indicateurs (enseignements, responsabilités diverses) ne sont pas inclus dans l'évaluation. Et puis, expérience symétrique, nous savons également que l'abondance apparente de publications chez certains de nos collègues anglo-saxons pris en modèles cache la répétition presque à l'identique des mêmes papiers et, parfois, une extrême banalité des contenus (Cf. actuellement dans les études européennes).
2. Le plus énervant dans ce papier (comme pour d'autres vus sur la toile), ce sont de mon point de vue les commentaires qui le suivent. C'est un florilège presque archétypal des propos les plus stupides que l'on peut entendre sur la profession. "Les chercheurs qui ne trouvent pas", "L'étude de la littérature à l'époque moderne qui ne sert à rien", "La protection du statut", etc. J'ai en mémoire deux réactions dans mon entourage de consultants, soit des gens qui, sans doute, produisent des études utiles socialement pour ce même lectorat sans rémunération injustifiée. A la fin de ma thèse, l'une de ces personnes me demandait sans cesse quand j'allais enfin travailler (je ne l'ai jamais insultée, ni giflée) ; l'autre personne, à qui j'avais demandé une fois de préparer un cours, était venue me voir ensuite pour me dire que "c'était non seulement un vrai (sic) métier, mais dur avec ça !" Bon, nous ne sommes pas à la mine non plus, mais ce serait bien finalement, ne serait-ce qu'une fois, de pouvoir entendre un discours à peu près sensé et équilibré sur le milieu académique.
Anonyme a dit…
http://www.laviedesidees.fr/Pour-des-universites-plus-justes.html

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