Ce que le président devrait savoir...

Encore un remaniement (marche pas bien cette bagnole, y'a des boulons tombés de partout...). Ce qui m'intéresse est moins de savoir si Juppé va sauver Sarkozy ou encore de s'inquiéter de la retraite (politique) anticipée de MAM, mais ce que tous ces changements et ces blocages dans le processus décisionnel révèlent sur la pratique du pouvoir présidentiel.
J'ai donné récemment à lire dans plusieurs cours un article intéressant de Andrew Rudalevige, "Therefore, Get Wisdom: What Should the President Know, and How Can He Know It?" Governance, vol. 22, n°2, 2009, pp. 177-187. L'analyse n'y est pas très originale, mais elle insiste sur plusieurs éléments importants dans l'analyse de la pratique successive des présidents américains. Le point de départ, assez classique, repose sur l'idée de rationalité limitée : soumis à des flux d'informations multiples et incomplets, les acteurs décisionnels, en particulier les présidents, doivent maximiser l'articulation et la gestion de ces flux, afin de parvenir au meilleur choix possible. Rudavelige insiste plus particulièrement sur deux aspects structurants : le choix des collaborateurs les plus proches ; l'organisation des services et des formes de transmission des données nécessaires à la décision.
Sur le premier point, il oppose artificiellement plusieurs options, notamment la dichotomie expertise/loyauté comme principes concurrents de choix pour les personnels les plus immédiatement attachés à la décision. Le président peut en effet choisir tantôt des spécialistes du domaine d'action publique, tantôt des individus idéologiquement et/ou personnellement proches de lui. Les collaborateurs "loyaux" présentent le double avantage d'être a priori en phase avec les orientations préférentielles et d'assumer la relation subordonnée qui est la leur ; leurs défauts sont liés pour l'essentiel à leur méconnaissance de certains dossiers et à leur maîtrise incertaine de l'appareil bureaucratique. Symétriquement, les "experts" (non, non, j'ai pas embrayé sur Miami, ah, trop tard...) ont pour eux la connaissance précise des enjeux à traiter et les bons réseaux d'information et d'action, mais ils peuvent parfois "capturer" l'enjeu au détriment du président qui ne maîtrise plus réellement le processus de décision.
Deuxième dynamique transversale, les modalités d'organisation des flux d'informations. Là encore, les options recensées sont multiples. Certains présidents ont ainsi favorisé une structure pyramidale, qui leur permet de ne plus avoir qu'un petit nombre d'interlocuteurs délivrant les informations nécessaires à la décision. L'exemple presque caricatural de ce "modèle" semble avoir été George W. Bush, qui a visiblement (les archives le diront de façon plus précise) laissé les clefs du camion à son vice-président, Dick Cheney, au point que ce dernier présidait apparemment seul certaines réunions d'instances aussi importantes que le National Security Council. L'autre mode possible vise au contraire à diversifier les sources d'information, avec notamment pour objectif de multiplier les angles d'approche pour permettre au président de se faire une meilleure opinion. Gerald Ford (un président désormais souvent pris en exemple de "bonnes pratiques" décisionnelles dans les études américaines) avait ainsi coutume d'organiser des réunions ou des processus d'investigation diversifiés, dont il tirait ensuite la substance de la décision. Cette pratique "concurrentielle" des flux d'information peut même conduire certains présidents à contourner ses collaborateurs immédiats pour prendre des contacts auprès des administrations ou des groupes d'intérêt concernés. L'une des expressions les plus couramment usitées à propos des pratiques présidentielles de Bill Clinton fait ainsi référence aux "friends of Bill", des fonctionnaires fédéraux régulièrement appelés par le président pour compléter ou compenser les flux d'information issus de l'administration présidentielle (ceci dit, comme chacun sait, notre ami Bill aimait aussi les échanges directs avec certains personnels de la Maison Blanche...).
Ces dynamiques transversales sont à lire évidemment comme des polarités artificiellement opposées, la plupart des présidents mixant les facteurs de choix de leurs collaborateurs comme les dynamiques de gestion des flux d'information. Ainsi, dans plusieurs ouvrages récents, on peut lire que Barack Obama a veillé à mélanger les "nouveaux", souvent mobilisés pendant sa campagne et donc plutôt "loyaux", aux "anciens", des figures démocrates réputées, notamment en raisin de leur expérience passée dans l'administration Clinton. De la même façon, Obama a introduit une hiérarchisation des flux d'information qui passaient cependant par plusieurs collaborateurs proches (Geithner, Jarrett, Gibbs ou encore Emmanuel aux débuts de son mandat). Cela lui donnait ainsi la possibilité de multiplier les points de vue tout en gardant la maîtrise du choix final (il semble par exemple avoir été à l'encontre de la grande majorité de ses proches au moment de lancer la réforme de la sécurité sociale). Enfin, nombre de présidents ont fait évoluer leurs pratiques en cours de mandat. Ainsi, Kennedy a-t-il géré en 1962 la crise des missiles de Cuba en associant plusieurs conseillers, y compris économiques, pour éviter la "capture" dont il estimait avoir été victime (de la part de la CIA notamment) lors de l'opération ratée de la Baie des Cochons.
Quid de nos présidents et notamment de Nicolas Sarkozy, au moment où se produit ce remaniement ? Il est encore impossible de produire une quelconque affirmation, les archives attendront pour faire le tri entre ce que raconte la presse et la réalité des processus de décision. On peut toutefois émettre l'hypothèse que l'actuel président a majoritairement opté très tôt pour la double option loyauté/hiérarchisation. La plupart de ses collaborateurs immédiats à l'Elysée étaient auprès de lui depuis longtemps (Guéant notamment) et les autres ont régulièrement affiché leur dévouement sans faille (l'éphémère Martinon parlait de son chef comme d'une "drogue dure à accoutumance immédiate", si mes souvenirs sont bons...). Ce critère de loyauté a même présidé à la nomination de nombreux ministres (Hortefeux, Lefebvre...). Par ailleurs, la plupart des témoignages concordent pour mettre en avant une extrême hiérarchisation des flux d'information au profit d'une présidence érigée en principal lieu de décisions. La diversification des sources semble avoir été un souci très inégal (on s'en aperçoit par exemple aux réactions actuelles de diplomates, qui regrettent que leurs rapports n'aient pas été relayés et encore moins pris en compte). On pourrait même considérer que les flux d'informations ont été bloqués ou inversés (l'administration présidentielle est celle qui sait...).
Le remaniement m'intéresse donc pour ce qu'il nous dit de la pratique présidentielle et des ajustements possibles. Après tout, Nicolas Sarkozy a parlé de son nouveau gouvernement comme faisant une place aux "hommes d'expérience". Est-ce à dire que le critère de la loyauté s'affaiblit et que les flux d'information vont changer ?






Commentaires

Fr. a dit…
À la question du mécanisme de promotion utilisé par le président, je commentais sur un autre blog en faisant remarquer qu'il favorisait paradoxalement la voice sur la loyalty: les partisans qui ont eu l'intelligence de dénoncer publiquement la manière dont le personnel présidentiel fonctionne (Devedjian, Longuet) ont tous été promus à postes plus importants que les simples loyalistes comme Morano ou Lefebvre, sur un principe qui fait penser au "Keep your friends close, and your enemies closer" de Sun-tzu. C'est en tout cas comme ça qu'une partie de la classe politique a compris certaines promotions.

L'analogie pourrait être faite avec le recrutement sur d'autres marchés, si on accepte que l'Élysée traite le personnel politique comme un cabinet de ressources humaines sur un marché du personnel politique : les personnes qui dénoncent la détérioration du marché à droite sont promus de manière à les contraindre au silence. Symétriquement, la stratégie de l'ouverture – qui récompensait l'exit sur le marché à gauche (Besson, Kouchner) – était une manière de mettre l'accent sur la détérioration du marché chez les concurrents.

Ce qui m'inquiète, c'est que toutes les hypothèses conduisent à penser que la présidence gère son personnel politique comme un parti politique, i.e. comme une machine électorale. La dimension électorale du pouvoir politique semble bien plus importante dans ce modus operandi que la dimension experte du pouvoir politique, qui ressort du raisonnement de Barack Obama (ou de JFK, cité à la fin de ce billet). Du point de vue de l'expertise, les décisions présidentielles me semblent beaucoup plus influencées par toute une gamme de fétiches idéologiques (le dernier en date s'exprimant sur la fiscalité tient lieu d'archétype) maniés un personnel politique peu inventif. Bizarrement, le mandat de Sarkozy n'a pas créé d'aristocratie intellectuelle, comme Thatcher l'avait fait en érigeant certains intellectuels et think tanks en cabinet fantôme (à la rigueur, Jacques Attali en fait partie, mais ce n'est pas une innovation de la part de la présidence actuelle).

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