Problèmes (de science) politique(s)

Les élections départementales font l'objet de beaucoup de commentaires... Je trouve pourtant difficile de tirer la moindre conclusion du scrutin pour plusieurs raisons. Le taux d'abstention reste d'abord élevé, autour de 49,5 %, et les élections suscitaient une certaine perplexité face à cette désignation d'instances représentatives que l'on s'attendait à voir disparaître. Bien plus, les modalités du scrutin, qu'elles soient la conséquence de nouvelles règles électorales, comme la constitution de binômes paritaires, ou de la stratégie parfois fumeuse des organisations partisanes (alliances à géométrie variable), paraissent avoir rendu le scrutin illisible à beaucoup d'électeurs. Enfin, reste l'idée avancée par plusieurs commentateurs qu'il est difficile d'agréger vraiment des résultats locaux : les enjeux sont parfois supposés spécifiques à chaque territoire ; les données ne sont en outre pas homogènes car la diversité des arrangements partisans rend aléatoire l'unification des résultats.
Tout cela n'empêche pas la plupart des commentateurs de voir dans le scrutin de dimanche plusieurs éléments significatifs. Il est difficile de ne pas considérer que le Front national confirme son enracinement politique en apparaissant cette fois massivement dans les conseils départementaux avec plus de 5 millions de voix, en progression par rapport aux élections européennes de 2014 (4,7 millions). La droite va dominer une majorité de conseils sans avoir pour autant beaucoup progressé en voix comme en pourcentages. Même s'il est délicat de comparer, l'ensemble des suffrages obtenus dimanche par la droite parlementaire est ainsi estimé à 36 %, soit à peu près le même pourcentage que la gauche parlementaire, alors que le rapport était de 46 % pour la droite contre 38 % à la gauche lors du premier tour des municipales de 2014. Sans doute l'effet Sarkozy... Enfin, le Parti socialiste est le grand perdant, d'abord parce qu'il va perdre le contrôle d'un grand nombre de conseils départementaux, ensuite parce que son score paraît l'un des plus faibles de son histoire, même s'il est difficile de le dire avec certitude en raison toujours de cette multiplicité et de cette diversité d'alliances locales.
C'est l'ensemble de ces éléments qui incitent la plupart des organes de presse et des analystes à parler de l'émergence d'un "tripartisme"en raison de la domination de ce qu'ils voient comme trois ensembles principaux : un bloc de gauche (incluant parfois l'extrême-gauche, parfois non), un bloc de droite comprenant les mouvements du centre (UDI et MODEM), le Front national. On pourra remarquer que seule cette dernière formation pourrait justifier l'emploi du terme de "tripartisme", car c'est la seule organisation partisane au sein de cette description de blocs. Mais, au-delà de la sémantique, ce qui me semble plus intéressant, c'est que cette expression comme les résultats du scrutin posent deux problèmes plus précis à la science politique.
Le premier a trait justement au mode de comptage et de désignation des entités ou courants ou partis politiques pertinents. Il existe en science politique différents outils pour appréhender les contours d'un système de partis, c'est-à-dire de l'ensemble des organisations partisanes participant aux opérations électorales dans le cadre de relations de compétition ou de collusion pour reprendre les termes de Stefano Bartolini (deux articles de 1999 et 2000 du Journal of Theoretical Politics). Lorsque l'on s'intéresse un peu à cette littérature, il est même étonnant de voir à quel point les controverses sont nombreuses et constantes sur les modes de comptage les plus utiles et les plus efficaces. Doit-on prendre en considération toutes les formations présentant des candidats et, si oui, est-ce aux élections nationales uniquement ou en intégrant les élections locales ? Faut-il ne retenir au contraire que les partis dépassant un certain seuil de voix ou d'élus, par exemple ceux ayant plus de 5 % des suffrages et/ou ceux qui ont effectivement des élus au Parlement ? Doit-on se concentrer sur les formations qui ont un potentiel électoral suffisant pour figurer comme des "partis de gouvernement" ?
L'un des indicateurs les plus connus est celui de Laakso et Taagepera, apparu dans un article datant de 1979 (Comparative Political Studies, Vol. 12, n° 1, 1979, pp. 3-27), qui vise à caractériser la dispersion du système de partis en tenant compte de la puissance relative des partis en termes de voix ou de sièges. Il entend ainsi à établir le nombre effectif de partis par référence au rapport de forces existant : si un parti est par exemple légèrement majoritaire en voix, tandis que les autres formations se partagent les 48 % ou 49 % restants, l'index sera évidemment d'autant plus élevé (en tout cas supérieur à deux) que la dispersion des voix est importante entre les partis de ce second ensemble.
Cet index est toujours utilisé, même s'il a été critiqué, amendé et parfois supplanté par d'autres modes de calcul qui vont tâcher d'intégrer par exemple la probabilité qu'a un parti d'intégrer une formation gouvernementale et/ou qui vont se baser sur l'ensemble des coalitions gagnantes possibles. C'est ce que l'on appelle parfois des "indices de pouvoir" (l'index Banzhaf par exemple) qui essaient de dégager une image plus fine et plus dynamique de la compétition électorale.
Ce que souligne cette variété d'indices, c'est que l'arithmétique des commentateurs des élections départementales paraît bien rudimentaire et quelque peu précipitée si on la rapporte aux instruments de comptage et d'analyse évoqués. Parler de "tripartisme" suppose non seulement de porter le regard sur des blocs d'organisation et non des partis au sens strict, mais aussi de faire une simple addition de suffrages sans tenter d'intégrer la spécificité des élections locales et sans s'interroger sur le sens de la dispersion des votes comme sur la probabilité de voir se constituer des coalitions plus ou moins stables. Bref, cela paraît encore un peu court, jeune homme...
Cette élection ne pose cependant pas que des problèmes de quantification et d'indexation à la science politique ; elle semble également remettre en cause certains de ses résultats canoniques. L'une des théories les plus souvent citées, qui sert encore souvent de référence initiale dans nombre de travaux sur les systèmes de partis, est celle de Maurice Duverger sur l'articulation entre modes de scrutin et structure de la compétition politique. Ces "lois de Duverger" supposent en particulier que le scrutin majoritaire à deux tours (binominal dans le cas des élections départementales) débouche sur un système de partis multiples et dépendants les uns des autres en raison de la nécessité de constituer des coalitions au second tour. Le pluralisme du premier tour est amendé en théorie par la logique majoritaire qui oblige à constituer deux blocs principaux. La nouveauté des dernières élections serait donc une invalidation (pas la première, ceci dit) des lois de Duverger en attestant d'un pluralisme finalement limité au premier tour débouchant sur des configurations variées au second tour : des triangulaires, mais aussi des logiques binaires aux formats variés entre la gauche, la droite et l'extrême-droite.
Finalement, on va peut-être attendre le second tour...


Commentaires

Anonyme a dit…
Votre article est très éclairant, on se perd facilement dans le brouillard des résultats.

Je reviens sur une question moins technique mais tout aussi décisive…
Le grand vainqueur des élections n’est-il pas LE fameux « graphique coloré », l’image biaisée des scores, celle qui reste dans les mémoires ?
On a l’impression que Sarko, en fin communiquant, avait tout misé sur cette image, prenant la peine de fusionner l’UMP, l’UDI, le MODEM, et même les Divers Droite, pour les faire figurer dans un seul énorme pâté bleu – « la droite » - du plus bel effet. Notre système 1 (celui que décrit le génial Kahneman) s’empresse alors d’associer cette couleur bleue et ce mot « droite » à l’UMP, et seulement à elle… et donc à Sarko. Bien joué.

Au fait, le scrutin majoritaire à deux tours n’est-il pas selon vous un rempart infaillible au FN ? Le plafond de verre me semble plutôt fait de béton… Impossible dès lors de parler de tripartisme tant le front nat’ est condamné à jouer le figurant, « l’idiot utile ». Il faudra que la « droite » pense à remercier le Général (et à cesser de le trahir tant qu’elle y est).

Un étudiant
Yves Surel a dit…
Oui, vous avez raison, il y a un effet évident de construction des résultats associé aux agaçants "éléments de langage" et tout ceci a pour but (parmi d'autres) de susciter des biais cognitifs chez les commentateurs comme dans le public. L'idée de "tripartisme" et cette logique de bloc sont sans doute effectivement de ce point de vue les principaux résultats politiques et prospectifs du scrutin.
Ceci dit, je serais prudent sur l'idée de voir dans le FN un "idiot utile". Sa présence a d'abord des effets dynamiques et idéologiques sur le système de partis en nourrissant la stratégie "d'approximation" adoptée par Nicolas Sarkozy. Et les élections régionales, avec leur mode de scrutin associant logiques proportionnelle et majoritaire, rendent par ailleurs moins improbable la prise de contrôle des exécutifs régionaux par le FN. Si toutes les listes se maintiennent et que le FN se place en tête au second tour dans une région, la prime majoritaire lui reviendra. Et, en cas de désistement d'une liste de partis de gouvernement, le FN aura beau jeu d'y voir la concrétisation de cet autre artefact qu'est l'UMPS. Il y a des failles dans le béton de la loi électorale...

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