Etat de l'art

"Etat de l'art". C'est toujours par cette expression que l'un des professeurs qui m'a formé, Jean Leca, énonçait l'obligation de faire le point sur l'état de notre discipline, la science politique, dans toute recherche.
J'ai été cette année membre du jury d'agrégation de science politique, un concours national qui recrute tous les deux ans les professeurs des universités en science politique sur le modèle de l'agrégation de droit. Quatre épreuves s'étalent sur une année. La première, dite "leçon sur travaux", aboutit à une première sélection, la sous-admissibilité, au terme de laquelle entre un tiers et la moitié des candidats inscrits (environ 45 pour cette agrégation 2006/2007) sont éliminés. Cette "leçon" consiste pour les candidats à faire une présentation synthétique de leurs recherches, qui sont ensuite mises en discussion par les 7 membres du jury. Deuxième épreuve, la première leçon en loge, du nom de la salle où se déroule la préparation, au cours de laquelle le candidat doit traiter d'un sujet dans l'un des domaines de son choix de la science politique. Exemple, dans l'option "politiques publiques", un candidat a traité cette année la question du leadership dans l'action publique ; un autre, en sociologie politique, a dû plancher sur la popularité. La préparation de 8h00, assistée des ouvrages disponibles dans la loge, débouche sur une présentation de 30 mn suivie de 15 mn de questions. Une deuxième sélection est alors faite, ne restant plus en lice qu'un nombre de candidats qui représente environ le double des postes à pourvoir (soit cette année 16 candidats, présents aux deux dernières épreuves, qui se sont disputés les 7 postes ouverts au concours). Les élus sont classés par ordre de mérite au terme de deux autres leçons en loge (la dernière sur un dossier), qui se déroulent dans les mêmes modalités que la seconde. Ils choisissent enfin leurs affectations en fonction de leur rang de classement (le 7e n'a donc logiquement eu aucun choix...).
La simple relecture de ce dernier paragraphe me rappelle l'expérience étrange qui consistait à expliquer (ou tout du moins à tenter de le faire) à mes collègues européens et américains les principes et les règles d'un concours que je préparais alors à Florence. C'était à peu près impossible, sinon d'être tout à fait clair, du moins de justifier l'existence de ce mode de recrutement. A l'Institut Universitaire Européen, où j'étais à cette époque, la sélection des professeurs se fait sur un mode tout à fait différent, qui repose sur l'évaluation des travaux puis sur une série d'auditions, dont l'une consiste en une conférence faite par le candidat devant les professeurs et les étudiants du département concerné, ces derniers pesant d'ailleurs de façon significative sur le choix final. La sélection semble immédiatement plus adaptée à l'expérience pédagogique et à la stature scientifique des futurs enseignants. Elle n'est pas exempte de défauts cependant et possède même un problème commun à l'agrégation de science politique et à d'autres procédures : il n'est pas (à ma connaissance) de mode de sélection qui soit parfaitement adapté à l'identification précoce et systématique des qualités nécessaires à l'enseignement, d'abord parce que l'interaction entre un (plusieurs) individu(s) et des étudiants n'a rien à voir avec d'autres modes d'échanges et d'évaluation, en particulier lorsqu'il s'agit d'une procédure de recrutement. Le concours d'agrégation pose d'autres problèmes, qui lui sont spécifiques, mais que je n'évoquerais pas ici, car un rapport collectif du jury est là pour çà.
La chose qui m'intéresse est de dresser, du point de vue relatif et circonstancié qu'offre la participation à un jury de concours, l'état de la discipline tel qu'il ressort du profil des candidats, des débats internes au jury et des prestations effectuées tout au long du concours.
Le premier constat qui me vient à l'esprit est le caractère clivé de la science politique. Clivages disciplinaires (sociologie politique, politiques publiques, relations internationales, etc.), clivages institutionnels entre les Instituts d'Etudes Politiques et les facs, clivages "normatifs" entre une science politique dite "traditionnelle" (je ne sais pas ce que c'est), qui serait attachée à Sciences Po Paris et une sociologie politique critique d'inspiration bourdieusienne identifiée à Paris 1. On pourrait y ajouter l'opposition plus ou moins tacite entre approches quantitatives, basées par exemple sur l'analyse statistique du comportement électoral, et des approches qualitatives, plus caractéristiques des travaux micro-sociologiques sur les parcours militants.
Les raisons de ces clivages sont historiques : la science politique est apparue en France à Sciences Po, soit en dehors de l'université et des structures de recherche existantes ; elle se distingue plus par ses objets, les processus politiques dans un sens large, que par ses méthodes, qu'elle puise principalement dans la sociologie, mais également dans d'autres disciplines à l'identité plus affirmée comme l'histoire et l'économie ; elle n'a pas résolu son rapport à l'espace politique, fait de fascination et de distanciation mêlées. Le problème, particulièrement sensible dans une instance de sélection et de classement comme l'est un jury de concours, c'est que ces divisions progressivement cristallisées biaisent les discussions, toujours parasitées par des lignes de clivages inégalement explicites.
Deuxième caractéristique, assez illustrative de l'état de la pensée en France et de certains réflexes culturels, une méconnaissance des autres pays et, plus grave dans une discipline où 90% des travaux sont anglo-saxons, une maîtrise pour le moins partielle de la littérature. On le sait, la France a un problème avec la globalisation, l'intégration européenne et, plus schématiquement, avec l'image qu'elle se donne d'elle-même et avec celle que lui donne le monde. D'où des réactions que je croyais dépassées et plus rares dans les milieux académiques, mais qui sont toujours structurantes : pas besoin de comparer, les objets sont tout aussi légitimes en France qu'ailleurs ; pas besoin de s'appuyer sur les travaux étrangers, notamment américains, qui masquent une entreprise de domination culturelle.
Cela demanderait des développements plus longs (qui viendront peut-être en leur temps), mais disons simplement que ces réflexes sont principalement, à mes yeux, la conséquence d'une ignorance doublée d'une peur face à l'inconnu. Elles confondent règles du jeu scientifiques et hégémonie culturelle. Elles conduisent à s'intéresser entre soi (c'est-à-dire au sein d'une communauté réduite à quelques centaines d'individus) à des objets "locaux". Elles récusent toute intervention sociale réelle (c'est-à-dire fondée sur des échanges avec les acteurs concernés) au nom d'une posture morale et non pas intellectuellement fondée. Elles font perdre un temps infini en controverses stériles. Elles conduisent enfin à un double enfermement disciplinaire et idéologique, qui détermine un lent déclin de la discipline.
On pourrait allonger la liste (pas très intéressant). La conclusion (provisoire), c'est que cette expérience profitable m'a fait découvrir le milieu académique et professionnel où je navigue sous une autre forme (pas très intéressante) et nourrit une volonté d'investissement donquichottesque (sans doute provisoire).

Commentaires

Fr. a dit…
Le comparatisme a quelques difficultés à se frayer un chemin dans la discipline. Damned, serait-ce donc le statu quo depuis cet édito de la RIPC ?
Fr. a dit…
Ah, et puis coïncidence, il y a cet article du dernier Comparative Political Studies (concernant le comparatisme dans les études quanti, un autre désert académique en formation).
Yves Surel a dit…
Oui, hélas, la comparaison nourrit encore des réflexions idiotes chez certains, comme "Comparaison n'est pas raison". Et comme dans d'autres secteurs, les positions institutionnelles sont occupées par ceux qui se présentent en défenseurs d'un dogme inexistant et qui restent campés sur leur statut de veto players (encore un gros mot, mon Dieu !)
Anonyme a dit…
Quelques remarques mêlées parmi d'autres qui pourraient être faites:

. Il est étrange de voir combien le mot "déclin" revient dans les sciences sociales... S'il y a menace, je crois qu'elle pèse davantage sur la sociologie (discipline clivée parlons-en) que sur la science politique
. Concernant le concours d'agrégation; certes cette formule (déjà révisée) peut apparaître étrange et désuète. Elle m'évoque personnellement davantage le "rite de passage"
. D'accord pour le comparatisme, mais nous avons des progrès à faire! Il ne s'agit pas de prendre une "idée-coquille" et de voir ensuite quels sont les différents remplissages nationaux dans le but de faire une belle collection de... mollusques.

F. M.

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