Le monde va changer Obama

Barack Obama va être élu président des Etats-Unis et le XXIe siècle va pouvoir commencer (cette phrase prouve à elle seule que l'on peut avoir encore suffisamment foi dans l'action politique pour mettre de côté l'interdit prévisionnel et se permettre des généralités abusives...). Il a d'ailleurs déjà gagné... dans le petit village de Dixville Notch dans le New Hampshire, où 71 % des 21 électeurs lui ont accordé leurs suffrages.
Les dernières incertitudes véritables portent sur le niveau de participation et l'amplitude de la victoire annoncée. Sur le premier point, les enquêtes avancent parfois un taux de participation supérieur à 60 %, ce qui en ferait l'une des plus importantes depuis la seconde guerre mondiale. Pour certains, cette élection pourrait même dépasser les 63,8 % de participation du scrutin de 1960, qui avait vu Kennedy l'emporter sur Nixon. Cela renforcerait sans doute encore un peu plus les analogies faites entre les deux hommes et qui reposent fondamentalement sur le fait qu'Obama serait seulement le second président américain à ne pas être issu des "wasps" (White-Anglo-Saxon-Protestants), ce groupe social qui compose l'essentiel de l'élite américaine depuis la fondation des Etats-Unis. Cette augmentation attendue de la participation est en outre souvent associée, de façon intéressante, à des facteurs déjà soulignés dans le cas de l'élection présidentielle française de 2007 (qui avait connu un taux de participation de 83,8 %, soit à peu près l'équivalent des élections de 1965 et 1974) : épuisement du pouvoir en place, sentiment d'un changement générationnel, mobilisation des jeunes, intérêt inédit pour l'élection dans certaines minorités ethniques et/ou culturelles.
Deuxième incertitude, l'ampleur de la victoire d'Obama. Certains avancent une victoire nette d'Obama, autour de 350 délégués, qui placerait le vote électoral à 65 % environ, assez loin cependant des records de Roosevelt en 1936 et Reagan en 1984 avec 98 %. Pas de raz-de-marée historique donc a priori, ce qui rappelle à quel point l'élection d'Obama était encore improbable il y a peu et pourquoi elle nourrit encore des incertitudes. Sur ce dernier point, plusieurs médias soulignent que si seul l'électorat blanc devait se prononcer, Obama serait largement battu. L'ampleur de la victoire et la structure des soutiens électoraux d'Obama donneront en tout cas au final une bonne idée de sa marge de manoeuvre. Car tout cela, au-delà du caractère quasi mystique de l'élection pour certains, relève en dernier ressort de la politique...
A ce sujet, il ne faudra pas oublier ce qui a fait le succès d'Obama, à savoir son indéniable intelligence stratégique, sa capacité à incarner des aspirations plus ou moins diffuses, mais aussi l'incapacité qu'ont éprouvé les Républicains à se distinguer des deux mandats de Bush, sans parler de certaines erreurs de campagne, avec comme point majeur la nomination de Sarah Palin sur le "ticket" de McCain. En consultant la presse américaine, il est frappant de voir en effet à quel point la nomination de Palin a eu un effet désastreux (une fois passée la surprise initiale) sur une partie de l'électorat républicain ou indécis. L'idée même de la savoir présidente virtuelle en cas de décès de McCain en cours de mandat a visiblement plongé bon nombre d'électeurs dans un mélange d'effroi et de colère à l'égard de McCain, qui y a gagné une solide et catastrophique image d'irresponsable. A contrario, le choix fait par Obama de Joe Biden, sénateur du Delaware depuis 1972 et spécialiste reconnu des relations internationales, a nourri l'image de sérieux et de compétence du ticket démocrate.
Une fois élu, le président Obama devra faire face cependant à tout ce qui fait l'ordinaire d'une présidence : tenir compte de l'héritage de son prédécesseur, composer avec la conjoncture économique et géopolitique, négocier avec les institutions parlementaires et judiciaires. Dans un ouvrage intéressant et bourré de défauts sur la présidence américaine, The Presidential Difference, Fred Greenstein montre bien à ce titre combien la "qualité" d'une présidence peut dépendre de l'habileté dont fait preuve le président dans ses relations avec le Congrès. Et même si Obama veut "changer le monde", sa présidence n'échappera pas à certaines caractéristiques "normales" de la vie politique américaine.
C'est d'ailleurs ici que se situe le dernier point intéressant : la victoire d'Obama reflète à nouveau la tension triviale inhérente à toute dynamique politique entre changement et continuité. Ce qui me frappe dans le discours d'Obama, c'est tout d'abord le fait que l'accumulation de banalités stupéfiantes, véritables "gimmicks" du discours politique, avec comme point d'orgue "changer le monde", puisse "fonctionner" et rencontrer le besoin de croyance, voire même d'abandon à une personne, qu'éprouve une partie de l'électorat. Si la science politique nous dit une chose sur l'action politique et l'action publique, c'est bien pourtant qu'Obama ne changera pas le monde comme il le prétend ou avec l'amplitude qu'avancent certains de ses supporters. C'est le monde qui va changer Obama et structurer sa présidence autant qu'il a pu structurer jusqu'à présent son image de leader "nouveau" d'un monde différent.
Là où le cynisme et/ou le réalisme trouve ses limites, c'est cependant dans l'intuition diffuse que son élection incarne, avec d'autres phénomènes ou événements, le dépassement de certaines des tensions ou dynamiques politiques propres au XXe siècle. L'élection d'un président métis 40 ans après le mouvement des droits civiques en est l'élément le plus évident. Mais on pourrait également y associer la valorisation de thématiques nouvelles (multilatéralisme, développement, environnement) et l'impression que la période néo-libérale ouverte en 1971 avec l'abandon de l'étalon-dollar est en train de se refermer. Au-delà de la symbolique évidente attachée à l'élection de Barack Obama, c'est l'ensemble de ces enjeux qui nourrit le sentiment que le XXIe siècle est (enfin) en train de commencer.
Tout ceci étant dit, un message personnel : "Barack, for my own credibility, it would be great, if you could really be elected. Thanks in advance and good luck".

Commentaires

Fr. a dit…
Sur la fiction utile du changement, on peut quand même noter que Barack Obama possédera un pouvoir de nomination assez unilatéral sur l'administration centrale. Or même sans raisonner complètement avec Crozier, on peut affirmer qu'une partie de la société bloquée vient de ses fonctionnaires inamovibles. Obama possède un vrai pouvoir de redesign de l'appareil bureaucratique, et à ce niveau, yes he can (bring change) de manière autrement plus efficace qu'en France. Bien sûr, rien ne garantit que les nominations ne se fassent de manière plus intelligente que la distribution des portefeuilles ministériels en France (cf. le dernier Raphaëlle Bacqué).

Sinon, je viens d'écrire sur mon blog au sujet des biais interprétatifs parce que je pense justement que l'effet-Palin n'est que partiellement compris. Rétrospectivement, on semble attribuer à la nomination une force de stigmate quasi-instantanée ayant détruit le ticket ; en réalité, il a fallu plusieurs semaines pour l'établir, et l'establishment médiatique s'y est bien employé, parce que le profiling des candidats est son cœur de métier et meilleur facteur de vente.

La compétence biographique des médias et l'appétence biographique du public expliquent donc en partie l'auto-destruction du ticket, mais je pense que c'est surtout la conjonction temporelle Sarah Palin-crise financière qui a ruiné le ticket. La proximité des deux événements a montré le hiatus entre l'orientation du discours républicain (qui voulait un retour à une values campaign : les médias recommençaient à parler de Roe v. Wade !) et le devoir de réalité exigé par les affaires publiques.

En séparant par temporalité, je pense par conséquent qu'il y a trois grands facteurs de changement réunis : le profil "racial" d'Obama joue sur le temps long ; l'échec de Bush en Irak (et surtout ne pas oublier Katrina) sur le temps moyen ; le manque de répondant du ticket républicain face à la crise financière et immobilière sur le temps court.

Les prédictions de Karl Rove disent 338, les plus extrêmes disent 378 ; je dis donc 355-360 (légèrement au-dessus de ce qui est prévu), avec 53% minimum (là encore un peu plus que les raisonnables).
Yves Surel a dit…
OK pour l'entourage et le pouvoir du président sur "son" administration. Mais l'entrée "political skill", l'un des attributs du pouvoir présidentiel identifiés par Greenstein que j'évoque dans le post, ne lui accorde qu'une importance historique minimale dans le pilotage de l'action publique. Selon lui, et je suis assez d'accord sur ce point, les relations avec le Congrès sont autrement "tricky" et conditionnent plus fortement la capacité de manœuvre du président.
Pour Palin, je ne crois pas du tout non plus à l'effet immédiatement négatif de sa nomination sur les intentions de vote pour McCain. Une analyse rétrospective rapide de la courbe des sondages montrera sans doute un effet positif assez bref, qui s'achève effectivement avec l'émergence de la crise financière, qui a rapidement replacé la focale de la campagne sur les questions domestiques et sur la compétence relative des deux tickets face à ces enjeux. L'effet "anti-Palin" n'est donc ni immédiat, ni systématique, je suis d'accord avec vous, mais je ne le crois pas non plus une création de l'establishment médiatique, même si les commentaires caustiques des grands quotidiens peuvent être interprétés de cette façon. A lire les blogs et forums relatifs à l'élection, le simple sentiment de savoir la présence de Palin à la Maison Blanche comme possible, voire probable compte tenu de la santé de McCain, a beaucoup fait pour affaiblir l'image de ce dernier, même si ses commentaires sur la crise et ses hésitations y sont aussi pour beaucoup.
Pour les délégués, les dernières estimations, notamment de CNN, donnent déjà près de 300 délégués à Obama avec un maximum à 380. Mais on parle également déjà des premières erreurs et problèmes de machine à voter.
Fr. a dit…
Effectivement, les relations avec le Congrès sont autrement tricky -- le seul domaine que je connais un peu le montre bien : la réforme du système de santé est passée plusieurs fois par ce que Mark Peterson appelle le Congressional graveyard, tant les projets vétoïsés s'y accumulent depuis Harry Truman.

L'establishment médiatique n'a pas inventé la sueur froide qui consiste à imaginer Sarah Palin en possession d'une force de frappe nucléaire, mais sans lui, il n'aurait pas pu exister. Le premier effet-Palin, comme l'explique Andrew Gelman, fut un effet de timing, en réveillant le vote ultra-conservateur qui aurait émergé de toute manière, plus tard en octobre. Le même Andrew Gelman rappelait à l'époque de sa nomination que le choix du VP n'a presque aucune incidence statistique sur le sens du vote.

Je suis frappé en regardant CNN : les discours de Barack Obama s'adressent très clairement à tous les Américains, celui que John McCain est en train de prononcer est ultra-partisan, sans parler des tirades démagogiques sur “Wall Street et Washington”. Ce dernier vient d'ailleurs de dire “if I'm elected President”, puis s'est repris : “when I'm elected President”…
Anonyme a dit…
Par chance pour toi, les sondages n'ont pas été démentis par le vote : Obama est donc élu. Ouf! Tu as entièrement raison de souligner la "capture" de la future Présidence par les nombreuses contraintes qui pèsent sur elles. Il va y avoir du sport si j'ose dire. En même temps, dans les commentaires, j'ai entendu beaucoup de propos allant dans un sens parallèle : Obama ne va pas tour résoudre d'un coup, par une magie (noire?). D'autant plus que la victoire n'est pas si large que cela si on la regarde du côté électeurs (et non pas collège électoral) : le ticket Mac Cain - Palin fait bien mieux que la popularité (résiduelle) de l'Administration républicaine sortante. Dans le fond, on devrait s'étonner, vu les circonstances de long, moyen et court terme que rappelle un commentaire précédent, que ce ticket ne plonge pas complètement : S. Palin a peut-être énervé bien des gens, mais elle a sans doute rassuré une part de l'électorat "identitaire" Républicain. La carte électorale finale n'est d'ailleurs pas si dramatique que cela pour le ticket républicain, qui conserve la plupart des "Etats confédérés" (sauf la Floride).
Fr. a dit…
“La victoire n'est pas si large que cela si on la regarde du côté électeurs” : ça se discute.

- En valeur absolue, on est à 64 millions de voix pour Obama, contre 62 pour Bush en 2004 et 34 pour Kennedy en 1960. Ça me semble plus rapide que la croissance démographique.

- En valeur relative, Obama est le seul candidat démocrate à dépasser les 50% depuis Roosevelt (57), et le troisième président le mieux élu avec FDR et Eisenhower (52).

Je dirais qu'il est très bien élu pour un démocrate, même si effectivement la résistance du Sud a été très forte ; on pensait qu'elle se ferait peut-être sur critère racial, finalement c'est le critère partisan qui résiste. Seul un démocrate du Sud comme Johnson peut espérer un jour gagner la Bible belt (Johnson avait eu son home state, le Texas).

P.S. JFK<50,Carter 1976=50, Clinton 1992=43, 1996=49.
Blog politique a dit…
Il faut bien comprendre que la politique américaine sous Obama n'a rien à voir avec la gouvernance de Georges Bush ou de Donald Trump. Celle-ci était rempli d'espoir et de promesses mais la réalité est venue rattraper Obama dans le détour. Toujours est-il qu'il faut faire une analyse politique fine des données pour comprendre les enjeux de gouvernance publique des États-Unis. Pour ce faire, la chaine Youtube du politologue Benoit Lapierre permet d'en apprendre plus dans le domaine de la géopolitique. La clé pour les relations internationales est de bien analyser les événements.

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