Rationalité de crise et crise de la rationalité
Un papier intéressant de Steve Coll dans le New Yorker repose sur un postulat, que l'on peut trouver spécieux..., selon lequel les comportements actuels des agents sur les marchés financiers sont rationnels en raison de l'absence d'informations fiables sur la nature des produits et sur l'ampleur des pertes possibles. Autrement dit, la fuite en avant serait la seule solution rationnelle dans une situation d'incertitude absolue.
On peut lui objecter plusieurs types d'arguments. Le plus simple est que son analyse repose sur une vision biaisée de la notion de rationalité, presque un contresens. La plupart des théories de la rationalité, notamment celles classiques d'Herbert Simon, insistent en effet sur le fait que la rationalité suppose un degré d'information minimal. Simon, qui est en particulier à l'origine de la notion de la rationalité limitée, montre précisément que c'est le déficit d'information, bien coûteux et rare, qui exclut toute possibilité concrète de rationalité pure et parfaite. Dès lors, la rationalité pure et parfaite n'est pas envisageable empiriquement, car les choix reposent sur des informations partielles et/ou tronquées, qui empêchent d'identifier des solutions optimales. Cela ne signifie pas que les acteurs soient irrationnels, ils sont simplement raisonnables, optant pour la première solution qui leur paraît satisfaire a minima aux exigences de la situation. J'ai souvent illustré cette analyse de la rationalité limitée dans mes cours par l'exemple d'un étudiant devant sa copie : ses connaissances sont généralement partielles et l'anticipation qu'il fait des préférences de l'examinateur reste imparfaite, faute d'informations totalement fiables sur les attentes du professeur (ou de son humeur au moment où il corrige, à une heure avancée de la nuit, une 8e tasse à café à la main pour décrypter des hiéroglyphes sans pierre de rosette...). L'étudiant va donc être raisonnable, afin d'éviter une copie blanche : il convoque l'ensemble des connaissances à sa disposition pour les ordonner d'une façon satisfaisante. Pour revenir à l'argument de Steve Coll, cela signifie qu'une démarche rationnelle, même avec ces limitations, dépend d'un certain volume d'informations imparfaites. "La rationalité de la panique", titre de l'article, est donc un oxymore.
On pourrait argumenter sur d'autres points, mais ce qui me semble intéressant, c'est la volonté dont témoigne cet article, au cœur même de la panique, de sauver le principe de rationalité qui soutient le plus souvent l'idée même d'un marché. Or, l'article révèle sur ce point une seconde confusion : si la rationalité est sans doute une exigence ontologique, elle n'est pas un facteur exclusif d'explication des comportements sociaux. Sur le premier point, il me semble que Jon Elster est l'un des auteurs à avoir le plus clairement énoncé le fait que le principe de rationalité relève de l'ontologie : sans rationalité, autrement dit sans faculté même partielle d'anticipation des comportements d'autres individus et groupes sociaux, il n'y aurait pas de société possible. Par contre, en déduire que les comportements individuels et collectifs (il y aurait là matière à un autre débat, Elster estimant par exemple que toute rationalité ne peut être que le fait des individus et non d'un groupe) sont nécessairement rationnels de façon univoque et exclusive, comme on le voit dans les analyses simplistes inspirées du "choix rationnel", est un coup de force théorique, qui aboutit à des absurdités empiriques. Je ne vois pas, pour ne parler que de la crise actuelle, comment il est possible de soutenir raisonnablement et empiriquement, que le marché s'autorégule par l'effet d'une "main invisible", autrement dit par l'agencement automatique des anticipations d'agents rationnels. D'autres facteurs déterminent leurs comportements, notamment les affects, dont Simon, encore lui, montrait précisément qu'ils parasitent la rationalité pure et parfaite. On ne peut parler de rationalité de crise face à une crise de la rationalité (pfff..., on dirait du Bourdieu de bas étage...).
On peut lui objecter plusieurs types d'arguments. Le plus simple est que son analyse repose sur une vision biaisée de la notion de rationalité, presque un contresens. La plupart des théories de la rationalité, notamment celles classiques d'Herbert Simon, insistent en effet sur le fait que la rationalité suppose un degré d'information minimal. Simon, qui est en particulier à l'origine de la notion de la rationalité limitée, montre précisément que c'est le déficit d'information, bien coûteux et rare, qui exclut toute possibilité concrète de rationalité pure et parfaite. Dès lors, la rationalité pure et parfaite n'est pas envisageable empiriquement, car les choix reposent sur des informations partielles et/ou tronquées, qui empêchent d'identifier des solutions optimales. Cela ne signifie pas que les acteurs soient irrationnels, ils sont simplement raisonnables, optant pour la première solution qui leur paraît satisfaire a minima aux exigences de la situation. J'ai souvent illustré cette analyse de la rationalité limitée dans mes cours par l'exemple d'un étudiant devant sa copie : ses connaissances sont généralement partielles et l'anticipation qu'il fait des préférences de l'examinateur reste imparfaite, faute d'informations totalement fiables sur les attentes du professeur (ou de son humeur au moment où il corrige, à une heure avancée de la nuit, une 8e tasse à café à la main pour décrypter des hiéroglyphes sans pierre de rosette...). L'étudiant va donc être raisonnable, afin d'éviter une copie blanche : il convoque l'ensemble des connaissances à sa disposition pour les ordonner d'une façon satisfaisante. Pour revenir à l'argument de Steve Coll, cela signifie qu'une démarche rationnelle, même avec ces limitations, dépend d'un certain volume d'informations imparfaites. "La rationalité de la panique", titre de l'article, est donc un oxymore.
On pourrait argumenter sur d'autres points, mais ce qui me semble intéressant, c'est la volonté dont témoigne cet article, au cœur même de la panique, de sauver le principe de rationalité qui soutient le plus souvent l'idée même d'un marché. Or, l'article révèle sur ce point une seconde confusion : si la rationalité est sans doute une exigence ontologique, elle n'est pas un facteur exclusif d'explication des comportements sociaux. Sur le premier point, il me semble que Jon Elster est l'un des auteurs à avoir le plus clairement énoncé le fait que le principe de rationalité relève de l'ontologie : sans rationalité, autrement dit sans faculté même partielle d'anticipation des comportements d'autres individus et groupes sociaux, il n'y aurait pas de société possible. Par contre, en déduire que les comportements individuels et collectifs (il y aurait là matière à un autre débat, Elster estimant par exemple que toute rationalité ne peut être que le fait des individus et non d'un groupe) sont nécessairement rationnels de façon univoque et exclusive, comme on le voit dans les analyses simplistes inspirées du "choix rationnel", est un coup de force théorique, qui aboutit à des absurdités empiriques. Je ne vois pas, pour ne parler que de la crise actuelle, comment il est possible de soutenir raisonnablement et empiriquement, que le marché s'autorégule par l'effet d'une "main invisible", autrement dit par l'agencement automatique des anticipations d'agents rationnels. D'autres facteurs déterminent leurs comportements, notamment les affects, dont Simon, encore lui, montrait précisément qu'ils parasitent la rationalité pure et parfaite. On ne peut parler de rationalité de crise face à une crise de la rationalité (pfff..., on dirait du Bourdieu de bas étage...).
Commentaires
Très bonne invocation d'Elster (qui semble frappé du même paradoxe que Ian Hacking : bien qu'officiant dans une prestigieuse paroisse francophone, son nom n'apparaît qu'épisodiquement dans les polycopiés français).
Il vaudrait mieux analyser les limites du choix rationel plutot que critiquer les théories dérivées de cette école
(Je me sers de la distinction soulevée par Parsons, p. 63-sq.).
Merci de la référence à Parsons. Et oui, je suis frappé de voir que même la présence de Jon Eslter au Collège de France (y compris sur ses podcasts !!!) ne débouche pas vraiment sur une lecture sérieuse et systématique d'une œuvre importante.
Je suis élève en terminal ES option ses.
Je dois effectuer un devoir de reflexion sur l'actulatisation de la pensée de Max Weber et la crise d'aujourd'hui. Ce qui revient à trouver les limites de son concept. Dans le programme cette seconde partie s'appelle "prolongements contemporains".
Je recherche des pistes pour rediger ma dissertation.
Dans l'attente d'une réponse favorable à ma requête,
Cordialement
Pauline Jacquet.