Le bal des perdants

Avant de délivrer les brèves de comptoir du politiste, quelques mots de remerciements pour Daniel Cohn-Bendit, qui a fait le geste attendu depuis des mois par une partie non négligeable de l'humanité...
Le premier tour des régionales s'est déroulé hier avec les résultats que l'on sait.
Quelques remarques rapides :
1. Evidemment, le chiffre le plus frappant est celui de l'abstention avec 53.6 %. C'est l'un des pires résultats sous la Ve République, seulement dépassé par les deux dernières élections européennes (57 % environ en 2004 et plus de 59 % en 2009) et deux référendums, celui de 1988 sur le statut de la Nouvelle-Calédonie (63 % d'abstention) et celui de 2000 instaurant le quinquennat (près de 70 %). L'abstention est l'un des comportements politiques les plus compliqués à appréhender, d'abord parce que le tabou reste fort sur ce déni du droit de vote, mais aussi parce qu'il caractérise souvent des personnes qui ressentent une double marginalisation sociale et politique difficile à saisir. Dans le cas présent, si l'on en croit plusieurs études récentes, notamment issues du CEVIPOF, ce chiffre élevé pourrait cependant traduire un sentiment de malaise social croissant teinté de mépris (ou d'une simple indifférence) pour la classe politique. Le sentiment d'inquiétude et l'impression qu'aucune solution politique véritablement pérenne n'est disponible alimentent ainsi une distance croissante entre une offre politique limitée (dans tous les sens du terme) et une demande politique diffuse, voire inexistante. Une idée (cynique) parfois entendue en science politique voit dans l'abstention un mécanisme d'auto-exclusion des "inintéressés" ou incompétents, qui laisse ainsi la scène électorale aux citoyens informés. Une telle assertion n'est empiriquement guère convaincante et elle est, sur le plan normatif, simplement inquiétante. L'idée même de démocratie suppose en effet l'existence d'une communauté d'individus délibérant, se mobilisant et décidant ou transférant ces pouvoirs de décision à des représentants. Même si le vote n'est que l'une des procédures possibles d'organisation de ces délibérations, mobilisations et délégations (le tirage au sort a des vertus bien illustrées par Manin et la participation peut également se faire par l'action collective), l'abstention reste donc un indice d'affaiblissement et de délégitimation, même circonstancielle, du régime démocratique dans sa forme représentative dominante. Les politiques ont donc collectivement perdu hier.
2. Cette abstention témoigne aussi de l'image ambiguë de la région et des limites des différentes "vagues" de décentralisation qu'a connu la France depuis 1982. Fondamentalement, la France reste un pays centralisé et centraliste, où la dimension locale est plus directement incarnée par les communes (l'abstention se situe d'ailleurs le plus souvent aux alentours de 30 % aux municipales). Les présidents de région comme les compétences de cette collectivité territoriale sont peu ou pas connus. Et ce ne sont pas les projets de réforme annoncés par le gouvernement qui vont y changer quelque chose, les collectivités territoriales y perdant tout à la fois beaucoup de légitimité et de moyens. La diffusion/dilution de la démocratie dans les unités territoriales constitutives de la nation, l'une des caractéristiques de la démocratie américaine qui avait étonné Tocqueville, n'est donc pas pour demain.
3. Les commentaires au soir des élections sont toujours un exercice délicat et, souvent, une bonne moisson d'exemples de mauvaise foi. Un peu de zapping hier soir donnait cependant le sentiment que des records ont été battus. Il faut en effet avoir une foi sarkozyste à la pureté intacte pour ne pas admettre que l'UMP figure parmi les perdants. Voilà un parti qui se veut dominant, qui agrège les différentes forces de la droite traditionnelle et se retrouve à un étiage extrêmement bas (26.3 %), sans réserves de voix apparentes pour le second tour. La stratégie de Nicolas Sarkozy de s'appuyer sur un mouvement unique est efficace pour une présidentielle, lorsqu'elle appuie une candidature personnelle: l'unité du mouvement garantit une "qualification" au second tour et laisse ouverte la recherche de voix au centre comme à l'extrême-droite pour la suite. Elle ne fonctionne pas lorsque le premier tour n'est plus un tour de qualification, mais une évaluation des forces respectives des organisations en compétition, a fortiori lorsque la variable personnelle est cette fois une contrainte (l'impopularité du président) et non plus une ressource. Le candidat de l'UMP, quel qu'il soit en 2012, sera présent au second tour, mais dans l'intervalle, la force relative de l'UMP se sera partiellement dissoute dans les scrutins successifs.
Les "pauvres" 4 % du MODEM attestent également à quel point les stratégies présidentielles permanentes sont peu efficaces pour les scrutins intermédiaires. Lorsqu'un parti devient pour l'essentiel une machine électorale au profit d'un candidat pour un type d'élection, (rare) point commun de l'UMP et du MODEM, cette sur-spécialisation le rend impropre ou presque à tout autre usage. Le pire pour Bayrou, c'est qu'il perd peu à peu ses soutiens et sa crédibilité. Il n'y aura bientôt plus que Marielle de Sarnez pour le soutenir, tandis que la montée des écologistes l'empêche de pouvoir imaginer peser sur le Parti socialiste d'une façon ou d'une autre.
Dernier perdant important, le NPA. Dans un climat de crise sociale et de défiance à l'égard des politiques, les élections régionales pouvaient constituer un cadre favorable, mais la faiblesse organisationnelle du parti et son refus de tout compromis le replacent dans la marginalité politique que le charisme postal avait pu un temps faire oublier.
4. Au bal des perdants, il y a quand même plusieurs gagnants. Tout en rappelant l'importance de l'abstention, il n'est pas neutre de voir le PS redevenir la force politique la plus importante (29.5 %) et les écologistes s'installer en 3e position (12.5 %). Ces derniers ont effectué ces dernières années une mue efficace, un peu à l'exemple des Grünen en Allemagne avant eux, avec une identité politique forte arrimée à des enjeux constamment présents dans l'opinion, identité qui est maintenant associée à une stratégie d'alliance clarifiée à gauche. Le duo Duflot/Cohn-Bendit est en outre un alliage pour l'instant efficace entre générations différentes du mouvement, mais aussi entre des cultures et comportements politiques opposés (une once de sectarisme souriant d'un côté, un charisme débonnaire de l'autre).
Quant au PS, c'est une nouvelle victoire "locale" aux conséquences ambiguës. L'impression de reprise en main et de rationalisation nourrie par le leadership de Martine Aubry est sans doute l'une des explications possibles de ce succès électoral, avec la désaffection pour le pouvoir en place et l'image (même vague) de bons gestionnaires que véhiculent les présidents de région. Le PS se trouve cependant devant le même dilemme que lors des scrutins précédents : comment transférer ces ressources électorales à l'échelle nationale ? A l'évidence, le PS est devenu un parti de cadres locaux, pour lesquels la dimension organisationnelle et les écuries présidentielles sont devenus autant de contraintes. Tant que la question de la candidature à la présidentielle n'aura pas été tranchée (les 40 % de Ségolène Royal ayant ici une signification ambiguë pour le parti), cette conversion du capital électoral local à l'échelon national restera donc incertaine.
Peut-être un dernier vainqueur : le populisme, dans sa version composite d'appels à la critique des élites en place au profit d'un leader (local). Le retour du FN au-dessus de 10 % (11.6), la victoire annoncée de Georges Frêche, voire même les 4.15 % de Dupont-Aignan et de son ami mégaphoniste amateur de croissant en Ile-de-France en sont des traductions (très différentes les unes des autres, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit !).
Enfin, comme dirait l'autre, rien n'est joué...

Commentaires

Fr. a dit…
Quand j'ai vu les premiers titres des journaux sur le score de "retour en force" du FN, j'ai eu envie de voir les chiffres et le différentiel 2010/2004 par moi-même. je cite de mémoire :

- Gollnisch, n°2 du parti, stable en Rhône-Alpes à 18% mais -150,000 voix (-28%)
- Marine Le Pen, fille de, également stable à 18% mais à -120,000 voix en Nord-Pas-de-Calais
- JMLP, le vrai, l'unique, est à -115,000 voix, moins que Guy Macary qui le remplaçait en 2004… !

À première vue, les trois leaders putatifs du FN pour 2012 ont pris une belle veste, entre -20% et -40% d'électeurs. On n'arrive pas à ce résultat même en simulant un taux d'abstention de 53% en 2004, donc les voix sont bien perdues.

Maintenant, la seule question qui m'intéresse est de savoir combien de triangulaires sont directement attribuables à Éric Besson !
Anonyme a dit…
Beau commentaire.

1. Sur le point 1, je suis d'accord du point de vue normatif sur l'importance de la participation électorale pour la démocratie telle que nous la connaissons, mais je suis persuadé que notre régime politique pourrait fonctionner à de très bas niveaux de participation. Le régime ne serait pas légitime auprès de la majorité des gens, mais ils n'y pourraient rien faute d'être mobilisé. "Qui ne dit mot consent"... et je fais partie de ceux qui le regrettent (pas les collègues qui s'en réjouissent pour se débarrasser des demandes populaires gênantes).
2. Entièrement d'accord.
3. Tu as raison, la petite histoire retiendra la mauvaise foi des tenants de la majorité présidentielle. Cela confine à la robotisation comme X. Bertrand ce matin sur France-Inter, et je ne sais pas dans quelle mesure cela n'aura pas aussi des effets sur l'opinion publique.
4. D'accord, ils n'ont pas fini de s'amuser à gauche.

Sur le populisme, ne donne pas de mauvaises idées à l'UMP!

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