Une petite question
J'ai participé cette semaine à un colloque organisé à Sciences Po Bordeaux par Andrew Appleton, Sylvain Brouard et Amy Mazur sur les 50 ans de la Ve République à l'occasion de la parution de leur ouvrage, The French Fifth Republic at Fifty: Beyond Stereotypes. L'ouvrage comme le colloque sont intéressants et importants : ils entendent rattacher la science politique pratiquée en France et sur des objets français (à commencer par les institutions politiques) à la littérature internationale, en particulier de nature comparative. La déclinaison de cette volonté les conduit à des résultats stimulants et, pour certains, novateurs, sur le fonctionnement du Conseil constitutionnel, du Parlement ou du gouvernement au sens large. D'une certaine façon, il s'agit d'une initiative analogue à celle qui a caractérisé l'analyse de l'intégration européenne et de ses effets sur la France et les autres Etats-membres ces dernières années. Bref, c'est une lecture recommandable, même si l'ouvrage n'est évidemment pas exempt de défauts.
Mais, ce n'est pas tant l'ouvrage lui-même qui me turlupine depuis, qu'une petite question posée par Andrew Appleton et Amy Mazur à la fin des débats du premier panel auquel je participais et que je pourrais résumer de la façon suivante : "Quand la science politique en France réussira-t-elle à s'autonomiser véritablement du droit d'une part et de la sociologie, notamment de la sociologie constructiviste et/ou critique d'autre part ?" Une question résolue largement ailleurs.
Comme il est d'usage lorsque l'on est face à une telle "petite" question, il est d'abord recommandé de répondre : "C'est une bonne question". Et puis, dans ce cas précis : '"Je ne sais pas". Cela donne un peu de temps pour y réfléchir et tenter d'y répondre dans un post...
Une science est, pour schématiser, un ensemble de principes, de méthodes et d'objets plus ou moins partagé par une communauté d'individus qui se reconnaissent comme communauté et peuvent asseoir ces éléments identitaires et ces mécanismes d'échanges sur des institutions, généralement situées dans le cadre universitaire. L'autonomie de la science politique est apparemment réalisée en France : une communauté de 500 enseignants-chercheurs titulaires environ, auxquels s'ajoutent les étudiants impliqués, exerce son activité collective dans le cadre de cursus, de colloques et d'instances de sélection autour de règles plus ou moins communément partagées et de controverses relativement balisées par des clivages disciplinaires et/ou des courants d'analyse inégalement conflictuels. Lorsque ces conflits internes atteignent l'identité même de la discipline, à savoir ses modes de recrutement, ses normes d'évaluation et ses orientations théoriques et méthodologiques, les risques d'éclatement sont réels. Et il n'est pas sûr que la science politique ne soit pas dans un tel état en France...
Une science est en outre relativement poreuse à d'autres disciplines "voisines" autant que concurrentes sur la double dimension de l'activité reconnue comme légitime et des cadres institutionnels où se pratique la science. Or, en France (c'est la "petite" question posée), la porosité de la science politique atteint des taux que l'on dira "élevés". Pour faire vite (il est tard...) et rester schématique, il y a actuellement deux "dénominations", pour parler comme aux Etats-Unis lorsqu'il s'agit de religion, qui prétendent au rang de nouvelles églises : d'un côté, le droit public, et notamment ce que certains désignent parfois comme le droit politique ; de l'autre côté, la sociologie politique, ce qualificatif générique cachant souvent de fait des travaux inspirés pour certains de la sociologie de Pierre Bourdieu, pour d'autres de la sociologie des organisations. Chacune de ces deux "dénominations" produit des travaux parfois intéressants, mais présentent de nombreux défauts communs : une méconnaissance très large de la littérature internationale, qui éloigne les études politiques en France des réseaux et des débats de la discipline, telle qu'elle est pratiquée dans la plupart des pays ; une dévalorisation de la spécificité des objets et des dynamiques politiques au profit d'approches institutionnelles descriptives d'une part et d'analyses le plus souvent microsociologiques aux conclusions décevantes d'autre part. Faire de la science politique en France aujourd'hui, c'est d'un certain point de vue, et ce fut ma réponse à Bordeaux, naviguer à vue entre Charybde et Scylla.
Pas terrible la réponse en fait, à tous points de vue, mais elle est assez conforme à la réalité perçue par nos collègues et vécue ici et maintenant.
Comme souvent la réponse (si c'en est une...) appelle cependant d'autres questions : qu'est que la spécificité du politique (je renvoie ici à un article publié par Jean Leca en 1973 dans la revue Projet, "L'espace du politique", qui apporte une réponse que je juge presque définitive) ? A-t-on besoin de la science politique ?
C'est une bonne question. Je vais y réfléchir, parce que là, il est vraiment tard, mais en fait, je dirais oui, bien plus que du droit politique et de la sociologie politique.
Commentaires
1. Qu'il est étrange (ou éclairant) de ne pas avoir cité le troisième larron disciplinaire de la science politique française: l'histoire. Et le fait qu'un politiste aussi soucieux d'intégrer la discipline historique qu'Offerlé fasse les soit citer comme l'exemple-à-ne-pas-suivre me semble tout à fait révélateur de l'état d'esprit propre à Appleton & Mazure... Celui de hors de la formalisation mathématique, point de salut.
2. Que la charge contre la sociologie et, en particulier, la sociologie critique, me semble assez grossière, alors que la sociologie américaine a donné depuis des décennies des exemples de passerelles entre des terrains et des objets que ne songeraient pas à éluder un political scientist (cf. The Power Elite de C. Wright Mills, 1956 tout de même). Manque de bol, le tournant sociologique de la science politique française est passé notamment sous les fourches caudines de la sociologie bourdieusienne. Et ça, ça reste encore au travers de la gorge de certains (dont vous, M. Surel, visiblement).
3. Qu'il est (tragi-) comique de vouloir autonomiser la science politique de la sociologie sur des domaines comme, hum... allez au hasard: l'étude des mouvements sociaux où, manifestement, les politistes doivent tout (ou à peu près) à des économistes (Mancur Olson), des sociologues (Zald, Snow, entre mille) et des historiens (Ch. Tilly).
4.Que le labo auquel j'appartiens est un labo de science politique. Il s'agit du Curapp, à Amiens. Je vous laisse bien évidemment le soin d'aller regarder le CV de son directeur actuel. Et d'en tirer éventuellement des conclusions sur le caractère situé de mon commentaire. Auparavant, pourriez-vous avoir l'obligeance de répondre aux deux questions suivantes ? Merci.
Existe-t-il un équivalent français (ou allemand ou nord-américain, soyons fou...) des Règles de la méthode sociologique de Durkheim, de l'Essai sur la théorie de la science de Weber ou du Métier de sociologue ?
Autrement dit, existe-t-il une épistémologie propre à la science politique, distincte par ses objets, ses méthodes ou ses terrains de la sociologie ?
Je réponds point par point (et non pas seulement aux deux dernières questions) en précisant que ce qui va suivre est nécessairement schématique et en doutant de pouvoir vous convaincre.
1. Il ne faut pas caricaturer la position d'Appleton et Mazur (c'est peut-être de ma faute) et je ne crois pas qu'ils conçoivent la discipline comme devant nécessairement reposer sur des approches formelles et mathématisées (je suis même à peu près sûr du contraire). Et, pour ce qui concerne la référence à Offerlé, si je partage l'idée que la profondeur historique et l'examen des temporalités des phénomènes politiques sont des tâches essentielles, je suis en complet désaccord avec l'adoption de la démarche historique (et le singulier est lui-même problématique) comme "méthode" privilégiée de la science politique. Cela constituerait une régression et une réduction redoutables vers une description/narration des objets politiques. Je ne vois donc pas l'histoire comme un troisième "larron disciplinaire", ni la sociohistoire comme une démarche originale. Je me souviens à ce propos d'un échange avec un collègue il y a quelques années, qui définissait l'approche socio-historique comme l'étude d'objets politiques sur le temps long et sur la base d'archives. Je lui répondis être très heureux de me savoir dans cette perspective "sociohistorien" (et c'était sincère...).
2 et 3. Votre analyse repose sur un biais : il n'y a pas que la sociologie critique dans ce que vous appelez "le tournant sociologique" de la science politique française. Dans d'autres champs d'études, la sociologie des organisations et les courants attachés aux oeuvres de Boudon et Touraine ont été tout aussi influents. Vous citez vous-mêmes les influences croisées sur la question des mobilisations. Et je ne regrette absolument pas l'influence des travaux de Pierre Bourdieu, puisque j'en ai moi-même fait usage à plusieurs reprises (ce qui m'a d'ailleurs été reproché lors de ma soutenance de thèse). Ce que je conteste repose sur deux points : ces dynamiques ont tendance en France (sans doute en raison de la petite taille de la communauté) à entraver l'autonomie (toujours relative) de la science politique comme discipline, dont on peut aisément contester la légitimité par ailleurs ; et si l'on considère globalement les sciences sociales, les frontières y ont toujours été relativement flexibles, ce qui constitue sans doute l'une des richesses, mais aussi l'une des limites, des sciences sociales (Cf. Passeron).
Pour ce qui concerne les dernières questions, je citerai plusieurs ouvrages importants sur l'épistémologie des sciences sociales, et en leur sein, de la science politique, notamment ceux de Favre, celui dirigé par Della Porta et Keating, et l'ouvrage dirigé par Gerring et Collier, pour ne parler que des plus récents. Et pour répondre à la dernière question, non, je ne crois pas qu'il y ait une épistémologie propre à la science politique, mais je crois qu'il existe des "programmes de recherche", au sens de Lakatos, qui lui sont particuliers. Il me semble notamment que le néo-institutionnalisme, avec ses différentes variantes, a constitué un puissant vecteur d'intégration et a nourri des recherches stimulantes ces dernières années.